Tous les thèmes qui ne devraient pas exister dans les BA

Assis en tailleur sur un tatami, les mains posées sur les genoux, le dos droit et les yeux fermés, Julian Malassa se concentrait sur le combat épique qu'il l'attendait. Ses pensées revenaient sans cesse aux feintes, aux bottes et aux kata qui pourraient ou non lui accorder la victoire... et la vie sauve. Sa vie défilait devant ses yeux : le visage de son père, de sa mère, de cette fille jolie mais pas trop sur laquelle il avait noblement fantasmé pendant toute son enfance sans jamais l'aborder...tous ses exploits passés ne pouvaient se mesurer à celui qu'il s'apprêter à accomplir. Devenir champion de Lhadhaniel ? Facile ! Tuer un titan du fiel ? Les doigts dans le nez ! Une méduse ? Est-ce que quelqu'un se souvenait au moins de la méduse, pauvre petite chose égarée au milieu de tous les exploits de Julian Malassa ?

Ce serait l'instant de sa vie, l'instant de classe ultime, d'héroïsme incomparable, de lutte des opprimés contre le tyran impérialiste, l'aube rougeoyante de l'indépendance de Malassa, la victoire dialectique du Juste contre le Mal !

Malheureusement, Julian Malassa oubliait un élément incontournable : la loi de Murphy.

Dans le monde réel, le Prélat se serait demandé si quelqu'un avait empoisonné l'air avec du LSD ; dans le monde cinématographie du jeu de rôle, il trouva parfaitement normal de voir la scène au ralenti.

Son abruti de neveu, jusque là occupé à se vider de son sang au pied du bureau, se saisissant de l'épée... la surprise fut trop grande pour agir : qui aurait cru que cette larve trouverait un jour la volonté de prendre une décision ? N'était-ce pas une irrégularité scénaristique d'ampleur ? L'information atteignit le cerveau du Prélat et le frappa de désespoir lorsqu'il comprit toute l'étendue de son impuissance. Un long et torturé "NOoooOooOOOOOoooOOOOOOoooooN !" jaillit de sa gorge alors qu'il tendait le bras en avant, dans un vain espoir d'arrêter la tragédie familiale qui se déroulait sous ses yeux.

Dans le monde de la japanimation, la seule volonté du Prélat aurait suffit, par simple déplacement d'air, à détourner l'épée maudite. Malheureusement, dans le monde relativement plus réaliste du jeu de rôle, le pauvre homme ne put que voir au ralenti l'épée taillader l'armure et porter le coup fatal. Le temps revint alors à la normale et il put se précipiter auprès de son frère, bien que cela soit contre productif : il était hautement improbable que Garturo Vandire meurt avant d'avoir pu faire une dernière déclaration dramatique ; l'effet tragique lui aurait offert de nombreuses minutes de vie supplémentaire si le Prélat avait décidé d'aller se faire un café. Mais ni l'un ni l'autre ni pensait lorsque le Prélat prit dans ses bras le corps brisé de son petit frère. Après tout, c'est dans ce genre de moments qu'on s'invente une fibre d'amour fraternel.

Garturo cracha un peu de sang, regarda son frère dans les yeux et, dans un dernier geste, saisit sa toge pour l'attirer vers lui. Les larmes aux yeux, le prélat se pencha vers lui, prêt à entendre ses dernières paroles. Seraient-elles un testament pour l'humanité ? Une dernière déclaration d'amour pour sa famille ? Une pensée pour une amante disparue ?

Garturo ferma les yeux et, sentant la mort venir, livra ses dernières pensées.

"Faites des gosses, qu'ils disaient..."

Assis contre le bastingage, les bras croisés sur la rambarde et le menton posé sur les mains, Medraut-Bran-Gaheris de Haffen-Vandire-Crow regardait la mer en se faisant chier. Le problème de Medraut est qu'il n'avait jamais été doué pour prendre des décisions ; en particulier de bonnes décisions, car pour les mauvaises, il possédait un talent certain. En l'occurrence, il débattait avec lui même depuis deux heures pour savoir auprès de quel membre du groupe il devait achever de sombrer dans la dépression.

Il avait d'abord envisagé Ellias. Il l'aimait, sincèrement, sans parler des nombreux autres talents de son amant en la matière. Il était drôle. Sympathique. Et stressant. Terriblement stressant. Comment est-ce qu'on gardait un amant beau, intelligent, drôle, sympathique et doué en baise quand on est moche, poissard, chiant comme les pierres, dépressif et surtout déprimant ? Comment est-ce qu'on gardait ce genre d'homme sans ce poser la même question à longueur de journée ?

Il avait ensuite pensé à Inoë, jusqu'à ce qu'il se rappelle qu'Inoë était probablement en train de tenter de se reproduire avec Léonie, ce qui ne ferait que le ramener à la principale source de ses malheurs, à savoir celle d'être en couple avec l'homme le plus génial de toute l'Arubatie.

Puis, il s'était demandé si Flavia était une bonne idée. Mais en dehors du fait que Flavia était peut être aussi en train de copuler (à croire qu'on ne faisait que ça sur ce bateau), si elle ne l'était pas, elle devait être en train de comploter (ce qui était la seconde activité en quantité sur le bateau, mais visiblement pas en qualité), et si elle ne faisait ni l'un ni l'autre, cela signifiait qu'elle serait de mauvaise compagnie puisqu'en colère/aigrie/méfiante/passive-agressive. Il raya Flavia de la liste.

Après cela, restait Arthuros, malheureusement un pire choix encore car il tendait à cumuler les tares de Flavia et celles de Medraut, avec une main en plus et donc un potentiel de déprime encore plus élevé que pour Flavia.

Etait-il aussi désespéré pour aller pleurer sur l'épaule de Julian ? Ou plutôt, la vraie question : sachant que l'un et l'autre ne réglaient leurs problèmes qu'en couchant ensemble ces derniers temps, étaient-ils sexuellement disponibles pour se réconcilier ?

La réponse était non.

Medraut soupira. Pangaré l'aurait compris. Pangaré ne s'intéressait pas à des histoires d'épées ou d'héritage. Pangaré vous écoutait toujours parler, ou au moins, il faisait suffisamment semblant si on avait assez d'imagination pour le voir. Pangaré ne complotait pas contre vous, ne vous volait pas vos affaires et ne vous causait pas de tracas amoureux. Pourquoi est-ce que personne ne comprenait son attachement à ce cheval ? C'était pourtant clair, que Pangaré était moins chiant que toute cette bande de bras cassés à vous rendre cinglé un prêtre-psychiatre !

Medraut soupira de nouveau. La bande de bras cassés avait abandonné Pangaré, son seul confident entièrement fiable (en partie parce que Pangaré ne parlait pas la même langue que le commun de l'humanité et ne pouvait donc ni le trahir, ni le soûler). Rien que pour ça, il devrait tous leur pourrir la vie jusqu'à la fin du voyage. Il pourrait demander à Garturo de le réveiller la nuit avec l'option hurlements stridents pour les empêcher de dormir. Ou prendre un air malheureux et leur faire croire que ses lacets se détachaient tout seul et qu'il avait besoin qu'ils les refassent en permanence. Medraut soupira, re-soupira et soupira encore une fois. Il n'avait même pas assez d'imagination pour se venger correctement de ses camarades.

"Toi, tu me comprends, hein ?" demanda-t-il à son voisin de déprime-sur-le-bastingage. Un autre pauvre solitaire abandonné au regard tourné vers l'infini bleu et ondulant. "Toi aussi, je suis sûr que tu es blasé par tous ces abrutis et leurs histoires de familles tordues."

Son compagnon tourna la tête vers lui et le regarda d'un air interrogateur, sans rien dire. Bah voilà ! Enfin quelqu'un qui la fermait et l'écoutait débiter des conneries ! Enfin quelqu'un qui s'en foutait de tout ça, un être simple en qui on pouvait avoir confiance.

Le corbeau croassa.

"Tout à fait d'accord avec toi," répondit Medraut en souriant.